Le professeur Raymond Calvel qui fut à mes yeux la personnalité la plus marquant de la boulangerie mondiale du vingtième siècle nous a
quitté en août 2005. Homme de convictions, travailleur infatigable, ce boulanger hors pair, amoureux du beau et surtout du bon pain, fut également
l'ambassadeur émérite du rayonnement du pain français dans le monde. Sa relation avec les boulangers japonais et la culture de ce pays fut fusionnelle.
Témoignage.
Invité au Japon en 1954 pour effectuer une série de conférences et de démonstrations voici ce qu'écrivait le jeune Raymond Calvel à quelques
heures de son départ pour la France après un périple de onze semaines qui l'avait conduit du nord au sud de l'archipel : " La fabrication du pain
français vous a vivement intéressés et vous avez fait des efforts méritoires pour la comprendre et l'assimiler. Il m'est infiniment agréable de vous
en féliciter et c'est avec émotion que je vous en remercie. "
" Je souhaite que vous persévériez _ en boulangerie la persévérance est une qualité précieuse_ et que vous parveniez à fabriquer du beau et bon pain
français ; je suis d'ailleurs persuadé que vous y parviendrez et ce sera alors pour moi la meilleure des récompenses "
" Au revoir et vive l'amitié franco japonaise "
Cette immersion au pays du Soleil levant marquera de façon indélébile le professeur car la tâche à accomplir pour réussir l'implantation du pain
français au Japon est considérable. Pourtant grace à des amitiés indéfectibles dont celles de Monsieur Yukio Fujii et de madame Takiko Nishikawa ce
challenge sera gagné. En effet seize années après ce premier voyage initiatique naissait à Tokyo l'association des amis du pain français au Japon
chargée de promouvoir la fabrication du pain français et veiller à son originalité.
Qui était donc ce boulanger hors normes ?
Né en 1913 dans un petit village du Tarn, Raymond Calvel reçoit une stricte éducation dans un milieu modeste de métayers. Il quitte l'école
prématurément pour gagner sa vie à l'entretien de la vigne et autres travaux agricoles. A dix-sept ans, il décide d'entrer en boulangerie après
avoir été marqué par la qualité du pain de ménage que produit sa tante en Aveyron. Tout en effectuant un apprentissage contraignant dans le vignoble
de Gaillac, Raymond Calvel étanche sa soif de connaissances dans les différentes bibliothèques d'Albi.
Une fois le diplôme d'ouvrier boulanger en poche, c'est le départ pour l'Ecole de boulangerie des Grands Moulins de Paris afin d'apprendre les
méthodes de panifications de la capitale. Le jeune provincial vite remarqué par ses professeurs sera l'un des meilleurs élèves de sa promotion,
un virtuose du coup de lame. Le tournant professionnel de sa carrière correspond à son entrée en tant que boulanger d'essai au fournil de l'Ecole
Française de meunerie (aujourd'hui appelée ENSMIC). Raymond Calvel y côtoie Henri Nuret éminent professeur de meunerie.
Une amitié inaltérable se noue immédiatement et le professeur Nuret responsable d'un laboratoire d'étude des blés français initie le jeune Calvel
à la rigueur analytique et aux protocoles expérimentaux. Quarante ans plus tard Nuret parlera de son ami en ces termes : " travailleur infatigable,
aidé par un esprit de méthode et un goût inné pour l'ordre et la précision... " il ajoutera fot justement " Raymond Calvel a gardé un enthousiasme
pour un métier qui se confond avec sa vie ".
Devenu au fil des décennies un professeur emblématique de l'école le professeur Raymond Calvel milite pour une meilleure formation professionnelle
en boulangerie, participant lui même à l'élaboration des programmes. En adéquation avec la vision de la valeur du travail des compagnons du devoir
du tour de France, il offre son temps et ses compétences aux compagnons boulangers. Il nouera de solides amitiés avec les deux maîtres boulangers
Gérard Meunier et Jacques Tapiau.
Homme intègre, pointilleux doté d'un caractère bien trempé , le professeur Calvel ne mâche pas ses mots face aux dérives qualitatives qui secouent
la boulangerie française dans les années 1970. Ses critiques sévères et parfois virulentes sont toujours contrebalancées par des solution concrètes
sous formes de diagrammes de fabrication très précis.
Quelle fut sa philosophie du bon pain ?
Voici, à mon sens, un condensé des principes clés identifiés par le professeur.
A ses yeux le respect de la formule originelle de fabrication sans sucre ni matière grasse, ni poudre de lait était un postulat non négociable.
Très sensible à l'assemblage variétal le professeur plaidait pour l'utilisation d'une farine entière, pur froment, aux taux de cendres inférieur à
0.60. Il s'est battu et a obtenu la suppression de différents usages selon les pays, visant soit à accélérer la maturation des farines soit à
incorporer des produits d addition tels que la farine de fève ou de soja. En effet il a apporté la preuve que ces pratiques dénaturaient nettement
le goût du pain. Il préconisait également l'emploi de doses raisonnables de levure de boulangerie et de sel.
De même il critiqua ouvertement la surhydratation des pâte considérant que cette pratique certes propice à la production de mies très ouvertes
pénalisait excessivement la croustillance. Concernant l'emploi des additifs il employait volontiers la formule " point trop n'en faut ..."
D'autre part Raymond Calvel savait lire la pâte comme personne ; ses nombreuses études sur les conduites de pétrissage l'ont amené à préconiser
la méthode de pétrissage dite " améliorée " qui préserve la pâte d'une sur-oxydation et d'une décoloration des pigments crèmes de la farine.
C'est en 1974 qu'il propose la technique de repos autolyse qui optimise la formation du réseau de gluten dans la configuration d'un pétrissage
à faible énergie.
Ceci posé le professeur fut un militant intraitable de la nécessité de prévoir, pour tous types de diagramme de fabrication, une large place et
donc un temps suffisant à la fermentation panaire. Que ce soit en travail au levain naturel sur " poolish " ou sur " direct " il préconisait des
solutions. Lorsqu'il était confronté à une production fortement mécanisée il conseillait l'utilisation de quantités importantes de pâte préfermentée
lors du pétrissage.
De plus Raymond Calvel attachait une importance considérable à la texture de la mie si déterminante sur la mâche du pain. Il ne supportait pas que
la mie du pain français puisse ressembler à celle d'un pain de mie, aussi était il très vigilant sur les opérations de pesée et de façonnage.
Adepte des formules qui marquent il écrira que la mie du pain français devait être " sauvage "De plus Raymond Calvel attachait une importance
considérable à la texture de la mie si déterminante sur la mâche du pain. Il ne supportait pas que la mie du pain français puisse ressembler à celle
d'un pain de mie, aussi était il très vigilant sur les opérations de pesée et de façonnage. Adepte des formules qui marquent il écrira que la mie du
pain français devait être " sauvage ".
Enfin concernant la fermentation finale et la cuisson son souci de privilégier la réussite du coup de lame en faisait un partisan d'une mise au
four à un niveau de levée non excessif et surtout d'une cuisson dans un four permettant l'obtention d'une croûte fine dorée et croustillante.
En d'autres termes sa philosophie du pain consistait à respecter les règles de l'art afin d'obtenir un pain savoureux digne d'occuper une place de
choix dans le patrimoine culinaire français. Répétant souvent que le pain français ne supportait pas la médiocrité, il ne cessa de donner des
conseils avisés aux boulangers.
Que restera-t-il de son œuvre ?
Au delà du parcours unique d'un boulanger hors norme qui refusait que le pain puisse être banalisé Raymond Calvel à sans nul doute contribué à
redonner au pain français ses lettres de noblesse. Il a sorti le pain français de l'indigence gustative résultant de la méthode de pétrissage
intensifiée. En effet il fut, en 1981, le concepteur du diagramme de fabrication si original qui fut par la suite repris par toutes les enseignes
de boulangerie. Au fil de ses publications il a identifié et rénové les fondamentaux de l'ensemble des technologies françaises de panification
démontrant leurs spécificités dans le panorama des pains mondiaux.
Inventeur entre autres choses de la technique de repos autolyse, et du petit pain rustique non façonné, re-découvreur des préfermentations
le professeur a prouvé qu'il était possible dans un fournil moderne de produire " vite et bien ".
En plus des contenus proprement techniques le professeur a souvent insisté sur l'impérieuse nécessité pour les boulanger de garder à l'esprit
qu'au delà des tours de main, des subtilités des diagrammes de fabrication " le pain çà se mange ". En d'autres termes il ne suffit pas de
privilégier l'aspect extérieur au détriment du goût. Le professeur nous invite à nous mettre en situation de consommateur pour évaluer nos
productions.
Bien évidemment la pièce maîtresse de son œuvre est sa prodigieuse bibliographie qui s'étale sur plus de soixante années;
l'ampleur de ses écrits et et de ses conférences est sans équivalent.
Le lecteur pourra s'y reporter dans le livre " Une vie du pain et des miettes " publiée en 2002 par l'amicale française.
Près de quatre cent articles techniques, éditoriaux et livres ; certains de ses travaux ont été traduits en six langues...
En outre, de nombreux documentaires filmés et nombre de cassettes vidéos ont été consacré aux démonstrations du professeur à Tokyo bien sûr
mais aussi à New York et Buenos Aires.
Si Raymond Calvel fut avant tout un enseignant qui a formé une quyrielle d'élèves de toutes nationalités, il fut aussi un découvreur de talents
qui aujourd'hui poursuivent son travail de production d'un pain français authentique. Il serait trop long de tous les citer toutefois trois d'entre
eux, tous proches du professeur ont choisit de faire leur vie au Japon : Philippe Bigot missionné par le professeur en 1964, mais aussi
Pierre Prigent en 1970 et plus récemment le compagnon boulanger Simon Pasquereau.
Lors de son dernier voyage au Japon en 2002 , le professeur a pu vérifier qu'il avait vu juste en 1954 car les boulan,gers japonais
produisent du beau et du bon pain français qui gagne en popularité. Certes la boulangerie française compte aujourd'hui un grand nombre de
personnalités marquantes qui pour la plupart sont célèbres au Japon; la plupart d'entre elles admettent qu'elles ont bénéficié du travail de
fond du professeur.
L' étude de l'œuvre du professeur nécessite de replacer ses textes dans le contexte de la boulangerie de l'époque. Toutefois il me semble que le
Raymond Calvel a fait preuve de modernité en défendant des principes intemporels. Ainsi sa conviction de la nécessité d'une solide formation
professionnelle des boulangers reste d'actualité, économie de moyens, son souhait de rejeter les artifices pour rester proche des règles de l'art
qui s'appuient sur la tradition.
Raymond Calvel était un homme de bon sens, ce globe trotter infatigable avait le don de produire un pain français de qualité sous toutes
les latitudes et tous les climats. Amoureux du bon pain, il a fait très tôt le choix de transmettre ses connaissances plutôt que de breveter
ses inventions. Ceci permettra aux futures générations de boulangers de bénéficier d'une expérience et d'une expertise unique pour, à l'instar
du maître, toujours améliorer leur fabrication. Il appartient désormais aux anciens élèves et aux amis du professeur de pérenniser son travail,
de faire fructifier ce précieux héritage tout en s'adaptant à la boulangerie d'aujourd'hui.
Une question demeure, quel fut donc le secret qui permit à Raymond Calvel de déployer tant d'efforts et d'énergie pour défendre les fondamentaux
de la boulangerie française aux quatre coins du monde ? Nul ne connaît la réponse pas même ses plus proches amis, toutefois le professeur citait
volontiers ce dicton (avec un brin de malice et son léger accent) " c'est si bon le bon pain ".
Hubert Chiron - 15 janvier 2007